Rencontre avec Ferréole Lespinasse, consultante et formatrice en sobriété éditoriale, refonte de site internet et rédaction.
On parle de plus en plus de “sobriété éditoriale” en ce moment, une pratique que tu structures depuis de nombreuses années. Pourquoi cet engouement ?
Une prise de conscience des organisations et des entreprises doublée d’une injonction sociétale les invitent à faire évoluer leur stratégie globale pour réduire l’empreinte environnementale de leurs activités. Et cette dernière concerne également la communication web, qu’il s’agisse de l’impact du numérique ou de la pollution mentale.
Pour aligner leurs propos à leurs actes, les organisations sont invitées à produire une communication plus sobre. C’en est même une preuve de sincérité. Cet engouement est également insufflé par les nouvelles générations entrant sur le marché du travail : elles revendiquent une communication éthique et responsable.
Peux-tu nous rappeler quels sont les enjeux de la sobriété éditoriale ?
L’approche par la sobriété éditoriale invite à se concentrer sur le contenu dont les publics ont besoin, et uniquement celui-ci. Il s’agit de faire un pas de côté par rapport aux modèles dominants et toxiques de publication de contenus à gogo.
Les objectifs :
- lutter contre l’infobésité et réduire la charge mentale qui oppressent nos publics,
- lutter contre l’invisibilité des messages dus à une surproduction démentielle de messages et ce faisant, optimiser voire alléger la charge de travail du communicant,
- enfin réduire l’empreinte environnementale du web.
Il est possible de s’appuyer sur l’approche par sobriété éditoriale :
1 – dès la conception de tout support de communication
- Site internet : dès la réflexion sur le parcours utilisateur depuis la recherche sur un moteur, la navigation, la structuration de l’arborescence d’un site internet.
- Support papier : dès la décision de création du support, dans le sommaire, dans la structuration des rubriques.
2 – Puis dans la rédaction des contenus : utilité des informations, langage clair.
3 – Enfin, dans le pilotage et la diffusion de ce contenu : avec un rythme raisonné de production, une réflexion sur le cycle de vie du contenu.
Deux ans après notre précédente rencontre, quel bilan fais-tu ? Les collectivités se sont-elles emparées du sujet ?
Elles s’emparent des enjeux de la sobriété numérique, sous l’impulsion de la loi REEN, visant à réduire l’empreinte environnementale du numérique en France, et déjà en application depuis novembre 2021. Dans son article 35, la loi prescrit aux communes et aux EPCI de plus de 50 000 habitants d’élaborer une stratégie numérique responsable, au plus tard le 1er janvier 2025.
Je rappelle ici les 5 grands enjeux de cette loi :
- Sensibiliser et faire prendre conscience de l’impact environnemental du numérique.
- Limiter le renouvellement des appareils numériques. La fabrication des terminaux numériques (smartphones, tablettes, ordinateurs …) représente 70% de l’empreinte carbone du numérique en France (selon le Rapport d’information sur l’empreinte environnementale du numérique de juin 2020).
- Favoriser des usages numériques écologiquement vertueux.
- Promouvoir des datacenters et des réseaux moins énergivores.
- Promouvoir une stratégie numérique responsable dans les territoires.
Les communes de plus de 50 000 habitants mettent en place une stratégie numérique responsable, souvent sous l’impulsion de la DSI. En premières actions viennent l’optimisation de l’infrastructure et du parc matériel.
Si je communique moins et que le résultat n’est pas à la hauteur des attentes, ce sera imputé à la communication. Alors qu’il s’agirait sans doute de remettre en question la pertinence de l’action originale.
La communication commence à s’emparer du sujet de la sobriété numérique. Quant à la sobriété éditoriale, l’intérêt augmente timidement chaque année. Remettre en cause sa production et sa diffusion de messages est une démarche assez nouvelle et présente certaines difficultés d’appropriation. En voici quelques-unes :
- Depuis plus de 20 ans, nous sommes élevés au calendrier éditorial et à la stratégie de publication, pour plaire aux moteurs. Et on duplique sur toutes les plateformes pour s’assurer -soi-disant- de toucher le plus large public possible. Ralentir sa publication fait peur. De manière plus globale, le moins fait peur dans notre société ! C’est une première idée reçue contre laquelle il est important de sensibiliser. Pourtant, non, réduire la production de contenus ne nuit pas au positionnement sur les moteurs. Cela peut même être bénéfique en concentrant son site autour d’expressions clés très caractéristiques.
- La communication est souvent le fusible dans une organisation. Si quelque chose ne fonctionne pas, c’est dû à une mauvaise communication. Alors, que faire ? Si je communique moins et que le résultat n’est pas à la hauteur des attentes, ce sera imputé à la communication. Alors qu’il s’agirait sans doute de remettre en question la pertinence de l’action originale.
- Il est délicat de résister à la pression de communication. C’est une situation que bon nombre d’entre nous connaissent. Quand un message n’est pas pertinent, mais imposé par un manager ou un élu, il n’est pas toujours possible de refuser. On demande parfois à la communication externe de pallier un problème de communication interne avec la mise en avant d’un service. Une information qui ne concerne absolument pas notre destinataire final. Il faut réussir à imposer que la communication soit garante de la forme des messages tandis que les services le sont du fond.
- Dernière idée reçue : le numérique pollue moins que le papier. Ce n’est pas nécessairement le cas.
Selon le site de la communication responsable : ” Plus un document a une durée de vie longue et est manipulé par de nombreuses personnes, plus il est judicieux de l’imprimer. En revanche, si le document a une durée de vie courte et ne nécessite pas d’être conservé, il est préférable d’utiliser un format numérique. “
Le tout digital est une aberration écologique, mais aussi sociale : 17 % de la population française (soit près de 13 millions de personnes d’après une étude de l’Insee en date du 25 février 2022) est en situation d’illectronisme, donc mis à l’écart de tout ce qui est dématérialisé.
Comment assumer cette posture pour une collectivité où bien souvent le faire savoir passe par le faire voir ?
Pour que le faire savoir réponde aux enjeux de la communication publique, notamment celui de regagner la confiance des usagers en la parole publique, il convient de faire preuve d’humilité, voire de délicatesse et de subtilité, en mettant en avant l’action publique.
La confiance ne se décrète pas, bien sûr. Ceci dit, elle se construit, en alignant ses actes à ses propos. Incarner plus que proclamer. La com paillettes et la com haut-parleur est à la fois obsolète et toxique.
Il ne s’agit pas d’invisibiliser l’action publique. Mais de concentrer ses propos sur la réponse à l’usager et les services apportés : autant de messages qui légitiment la parole publique. Séparer les contenus politisés des contenus d’information, adapter le langage administratif à l’usager, simplifier et clarifier l’information sont autant de preuves d’un respect de l’usager. Cela demande un changement de comportement de la part des personnes qui valident les contenus.
Comment convaincre la direction et le politique d’effectuer cette transition ?
En ce qui concerne la transition écologique, participer à des fresques est très éclairant. La fresque du numérique peut être un bon commencement.
Pour convaincre d’adopter l’approche par la sobriété éditoriale, voici quelques aspects qui peuvent retenir l’attention :
- Davantage de satisfaction du communicant envers son travail
La sobriété éditoriale questionne le sens : positionner la communication à un niveau stratégique ou rester à un niveau opérationnel de production de contenu (pour remplir des contenants). Impliquer la direction par le prisme du sens et de l’intérêt est une première piste. Si ça ne fonctionne pas, ne pas hésiter à aller voir ailleurs !
- Une meilleure satisfaction des publics
L’écoconception et la sobriété éditoriale améliorent l’expérience utilisateur. Ce qui apporte plus de satisfaction et une relation usagers optimisée. C’est aussi une voie pour favoriser l’inclusion et réduire la fracture numérique. - Un gain en image pour la collectivité
Faire de la com à la papa, c’est un peu désuet. Il y a suffisamment de formation et d’outils pour faire une révolution en douceur de sa communication. J’ai mis en place un référentiel sur la sobriété éditoriale : l’ouvrage Sobriété éditoriale : 50 bonnes pratiques pour écoconcevoir vos contenus web et un référentiel de conformité pour évaluer la maturité en sobriété éditoriale de son site internet en libre accès (Creative Commons). - Un gain en efficacité de la communication : les projets mêlant sobriété et écoconception sont performants et efficaces.
- L’écoconception permet d’accéder à des services en bas débit ou sur des appareils plus anciens. Elle limite donc le besoin de renouvellement fréquent des appareils et facilite l’accès des contenus à une plus large audience. Quand nous avons supprimé les contenus du site du département de l’Ain, nous avons libéré de l’espace de stockage. Ce n’est pas un argument majeur, mais néanmoins réel.
Quelle matrice peut-on mettre en place pour juger de la pertinence d’un contenu ?

Enfin, la pertinence d’un contenu s’évalue aussi au fait qu’il réponde à l’un des 17 objectifs de développement durable (ODD).
Quels sont les piliers de la sobriété éditoriale ?
Je m’appuie sur les 3U :
- Utile : est-ce utile pour réaliser mes objectifs stratégiques ? Le contenu répond-il au besoin en information de mon public ?
- Utilisé : le contenu est-il utilisé par mon public ? Est-il performant ?
- Utilisable : le contenu est-il efficace pour accompagner mon public à accomplir son action ? Le contenu est-il présenté de manière suffisamment facile pour être lu ?
Et en valeurs piliers :
- Alignement : authenticité et sincérité dans la communication.
- Utilité : clarté et efficacité des informations.
- Durabilité : entretien et pilotage des contenus.
- Responsabilité : humilité et respect.
Quelles pratiques peuvent rapidement être mises en place ?
Au démarrage, chaussons les lunettes de la sobriété : un bon déchet est celui qu’on ne produit pas.
Autrement dit, la communication et le numérique responsables, c’est moins de contenu : une invitation à envisager le renoncement, en douceur. Car on aura beau suivre toutes les formations sur la communication responsable, mener la refonte des outils ou mettre en place des tas d’indicateurs, tant qu’on ne réduit pas la voilure, inutile de parler de sobriété. Alors, autant entamer le processus avec sérénité !
- Faire le ménage dans l’existant de son site internet.
- Supprimer les contenus obsolètes : actus notamment, médias en ligne, vidéos trop datées (elles peuvent également être supprimées des plateformes vidéos),
- s’assurer que les contenus en ligne sont à jour,
- évaluer la qualité des contenus : compréhensibles à la première lecture, écrits en langage clair avec des mots courants, comportant l’information essentielle et pertinente (supprimer donc le superflu), structurés de manière à faciliter l’accès à l’information, lisible, optimisés pour le web.
- Piloter le cycle de vie de tout nouveau contenu. Systématiser un processus pour tout nouveau contenu :
1. réfléchir à sa valeur ajoutée (cf. matrice du contenu pertinent),
2. produire en respectant les bonnes pratiques de sobriété éditoriale et de langage clair,
3. planifier son cycle de vie : publication, mise à jour, archivage et suppression,
4. intégrer le contenu existant dans ce suivi de planification afin de le mettre à jour régulièrement.
- Étendre cette réflexion aux réseaux sociaux.
1. Effectuer des relais s’ils sont pertinents, au lieu de publier et donc créer un nouveau contenu,
2. se limiter dans la production de posts pour rester très qualitatifs,
3. adapter les contenus à chaque réseau social au lieu de dupliquer les posts.

Ferréole Lespinasse est consultante éditoriale. Elle intervient notamment en refonte éditoriale de site internet, audit éditorial et rédaction en langage clair. Elle anime également des formations : Rédiger pour le web, Sobriété éditoriale et Écrire en langage clair.
Pour aller plus loin, suivez ses articles sur le site https://www.cyclop-editorial.fr/blog-communication-redaction-web, https://www.sobriete-editoriale.fr ou sur LinkedIn.

Sobriété éditoriale : 50 bonnes pratiques pour écoconcevoir vos contenus web de Ferréole Lespinasse
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